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• christophe le françois :
Daniel NEGO

1999

dimanche 20 janvier 2008, par clf

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Haches (Le Caire)


< machine ... Jérusalem en Méditerranée ... œuvre >


J’ai d’abord éteint une première machine, avant de me lever pour me diriger vers une seconde, sensée me délivrer un café chaud. À ce moment du lever l’activité mentale palpite à vide. Si une routine ne vous a pas encore saisi, l’esprit s’emballe alors dans une cogitation machinale, à partir de quelque saillie dont on se demande toujours s’il s’agit d’un pur fonctionnement physiologique, nécessaire au démarrage de la pensée diurne, d’une prolifération conceptuelle hagarde qu’il convient de laisser s’épuiser dans le goût des tartines, ou encore, d’une sévère matière à réflexion exigeant l’interruption de tout autre opération en cours.

Bref, sans s’étendre sur l’intérêt de porter attention aux associations libres du petit matin, l’une d’elles s’était tapie au creux de mon cerveau et travaillait en « tâche de fond » pour surgir, depuis plusieurs jours, à l’heure embrouillée du petit-déjeuner : Jérusalem en Méditerranée, de Daniel Négo, est une « machine » — à penser. 

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Avion (Salonique)




Le ménage à trois que forment l’humain, l’art et la technique, n’est pas du goût de ceux qui voudraient réserver, pour l’art, l’expression raffinée de l’esprit humain, et pour la technique, la matérialisation finalisée et conflictuelle de nos besoins triviaux. Cela d’autant que la technique lie désormais à son service les moyens, les instruments et la tribu scientifiques, pour s’imposer comme le principal cadre de référence et légitimer, comme modèle d’activité, celui de l’activité rationnelle par rapport à une fin. En s’institutionnalisant, la technique et la science comme idéologie étendent un état toujours plus grand de domination, de la nature vers la société.

Le débat, sous-jacent, concerne une forme déterminée de domination politique inavouée : sous le prétexte du progrès technique, allant, cela irait de soi, dans le sens de progrès social, l’usage pratique des connaissances établies scientifiquement ne souffrirait aucune contestation.

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Avion (détail)




L’intérêt de l’œuvre d’art n’est pas de communiquer, machinalement. Il est de mettre l’esprit en chantier, dans ses composantes sensuelles et intellectuelles. Un chantier où se discutent des points de vue construits ou évoqués dans la proximité de perceptions singulières, voire adverses.

La discussion proposée ici n’est donc pas exhaustive, et suit l’un des cheminements que suggère le travail de Négo. Nous déambulerons autour des points suivants :

  • (a) indexer le fourmillement technique,
  • (b) rappeler comment le modèle machinique est en usage jusque dans notre pensée,
  • (c) inscrire historiquement cet usage,
  • (d) ébaucher l’analyse fonctionnelle du dispositif artistique proposé,
  • (e) suggérer qu’il s’agit d’une mise à distance critique du modèle scientiste de la technique.

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Livre (Casalotti)




(a) Vous êtes-vous déjà amusé à décompter le nombre des artefacts techniques, dont vous avez l’usage, entre le lever et le coucher ? Essayez. Notre environnement le plus banal est peuplé d’objets techniques simples et traditionnels : mobilier, vaisselle, ou encore vêtements, auxquels notre siècle a ajouté nombre d’appareils indispensables : électroménager, automobile, téléviseur, magnétoscope, ordinateur, téléphone… Cette dernière liste entre dans la catégorie des machines, que l’on associe communément à des assemblages confus de pièces disposées au creux de coques en plastique indémontable. Pour le technologue, le concept de machine est plus étendu. D’une part, il distingue les machines statiques, catégorie dans laquelle prendraient place l’architecture ou le réseau routier, des machines animées, conçues habituellement de façon purement mécanique comme un assemblage de parties avec une restauration périodique des rapports entre elles ; pensez à une montre, ou à une horloge mécanique. D’autre part, l’idée de machine s’est transformée, depuis que le développement de l’électronique a matérialisé l’idée d’information : une machine est un système où existe une correspondance spécifique entre une énergie, ou une information d’entrée, et celles de sortie. Plus, la barrière a été franchie, que l’on pensait close, entre matière et esprit. Deux principes sont également à l’œuvre dans la sphère de l’électronique et celle du vivant. Premier principe : un support matériel délivre des informations codées. On a découvert, dans le domaine génétique d’un côté, l’existence de supports moléculaires disposant de lois d’organisation cellulaire, responsables de la reproduction héréditaire et de l’expression des caractères. De l’autre, nous disposons maintenant d’équivalences entre objets matériels électroniques (les circuits intégrés), et objets symboliques (les programmes rédigés dans des langages), au point que l’un peut remplacer l’autre. Nous devons cela à une synergie de recherches techniques et mathématiques : la mise au point de dispositifs toujours plus miniaturisés, et l’invention de machines abstraites, de structures et de programmation simples, simulant n’importe quel calcul (machines de Turing). La différenciation entre matière et esprit s’étage désormais sur une échelle qui indexe une complexité croissante, pour ne plus s’établir à partir d’une cause vitale. Une machine est un système matériel ouvert, dans lequel circulent de l’énergie et de l’information. Les plus complexes d’entre eux sont caractérisés par leur organisation interne, mais aussi par ceci : le traitement de l’information externe, pour une part aléatoire, est susceptible de provoquer des changements stables de l’organisation du système, et, par conséquent, une évolution irréversible. L’intégration, dans le domaine technique, de ce second principe que l’on croyait propre au domaine du vivant, modifie l’opposition traditionnelle entre organique et mécanique. On parle aujourd’hui de machines artificielles et de machines naturelles, tandis que les rapports conventionnellement établis entre les notions de nature, d’artifice, de vivant et de machines sont déstabilisés.

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Générateur de Connaissance (Paris)




(b) Notre décompte des artefacts techniques s’est alourdi et complexifié. L’environnement pullule d’objets matériels et de systèmes intégrés sur lesquels reposent nos pratiques. Brancher son téléviseur, payer à l’aide d’une carte bancaire, utiliser un téléphone, ouvrir un robinet d’eau ou, si ordinairement, actionner un interrupteur électrique, tout ceci repose sur des machineries que nous ne voyons plus. Notre culture, autrefois organisée autour de l’usage d’outils et d’instruments, est aujourd’hui massivement relayée par des machines. Faut-il le rappeler : il y a 50 ans encore, nous devions faire notre marché tous les jours et laver notre linge à la main ; en 1953-54 un ménage sur cinq dispose d’une automobile, un sur dix d’un réfrigérateur, ou d’un lave-linge ; quasiment personne ne possède alors les trois à la fois. Aujourd’hui, les enfants savent utiliser un magnétoscope et une télévision, avant même d’entrer à l’école maternelle, et il y a plus d’intelligence numérisée dans votre appartement que dans Houston au moment de l’envoi de Apollo XI. La machine constitue ainsi le substrat pratique à partir duquel nous œuvrons. Si l’on pense l’homme tel un être cognitif, c’est-à-dire qui règle ses comportements à partir des connaissances dont il dispose, et si l’on accepte de se placer au plus près des recherches récentes en matière d’apprentissage, alors toute connaissance apparaît construite ; certes à partir d’un fonds humain commun, certes à partir d’une singularité individuelle, mais fondamentalement à partir de notre environnement quotidien. Ce qui donne une large place à la machine, et à la possibilité de modéliser celle-ci en schème d’action ; sans oublier que c’est principalement par le biais de leur mise en valeur technique, que les informations strictement scientifiques pénètrent le monde vécu social. Les résistances sont visibles, pour tenter de résister au mouvement, en particulier lorsqu’il s’agit d’éducation (nous aimerions tant voir en nos enfants des lecteurs studieux, eux qui s’appliquent à développer, consciencieusement, une culture cathodique !). Mais notre culture est si dépendante des machines, que vouloir limiter leur accès ne fait que renforcer leur attrait, en même temps que cela témoigne d’un asservissement non objectivé. Il serait sans doute sage de penser que nous assistons à un redéploiement machinique, depuis l’avènement récent de l’électronique, dont nous ne percevons que les premières applications. Si l’on pense à ce qui s’est passé depuis dix ans, avec les technologies nouvelles, et si l’on se rappelle qu’un enfant de dix ans sera encore en activité professionnelle dans cinquante ans, on mesure mal la forme du monde dans lequel il évoluera alors. Tout ce que l’on peut tenter, c’est le doter des outils intellectuels qui lui permettront d’apprécier l’ergonomie des productions matérielles, mais également celle des formes sociales. Apparaît l’urgence, pour nous, de reconnaître l’emprise machinique sur le fait culturel, en même temps que la nécessité de déployer l’argumentaire réflexif à partir duquel apprécier nos propres conditions de vie professionnelle, sociale et familiale. Cela selon le projet que les modalités d’une lecture critique effective pourraient être transmises, parce que vécues, et non pas parce que seulement édictées sur le mode du bon conseil parental.

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Balance (Prédéal)




(c) Penser à propos des machines ne date pas d’hier, mais vivre au quotidien avec elles est récent. Nous nous sommes facilement accommodés de leur usage, parce que notre culture en intégrait les dimensions. Cette phrase de Sollers : les hommes demandent de plus en plus aux machines de leur faire oublier les machines, actualise des préoccupations qui se développent avec l’humanité, celles qui consistent à rechercher comment construire un complexe de machines utiles auto-régulé. D’un côté nous avons besoin d’appareils prenant en charge nos tâches ; de l’autre nous souhaitons les voir de plus en plus autonomes, c’est-à-dire de moins en moins encombrantes. Ce second point suppose l’existence d ’« automates », disposant de principes d’analyse afin d’apprécier le déroulement des tâches ; cela pour prendre les décisions attendues, sans en référer à tout moment à l’humain. Nous déléguons ainsi aux machines un nombre toujours plus important d’activités toujours plus complexes. Un banal traitement de texte informatique résulte d’une analyse fine de compétences professionnelles expertes, que l’on a automatisées ensuite. Un répondeur téléphonique, une machine à laver, un distributeur de boissons ou encore un système de feux routiers sont des automates. Nous sommes préparés à l’idée que des machines peuvent nous remplacer, parce que nous y réfléchissons depuis plusieurs milliers d’années. Non seulement nous cherchons à opérationnaliser nos compétences, mais encore leur mise en forme technique est pensée à notre image. Les premiers hommes ont très certainement modelé des formes d’argile et tenté de les animer. Les Anciens ne faisaient pas de distinction entre les deux concepts de corps animé et de machine, et pour les deux principales philosophies antiques, Platon et Aristote, la machine animée est le type d’action commun. La figure de l’objet technique et automatique traverse les grands récits mythologiques. Il s’incarne dans un animalier fantastique et baroque, et prend des formes anthropomorphiques sophistiquées. L’automate antique, le jacquemart de l’horloge du XIVe siècle, relayés par l’androïde de L’encyclopédie, et le robot du début du siècle, aboutissent aujourd’hui, à l’androïde et au cyborg, mixtes d’électronique, de mécanique, de cybernétique et d’organique. Tant qu’il s’agit de fictions, le citoyen peut somnoler. Mais, pour prendre un exemple de circonstance, la généralisation des recherches génétiques, et leur transformation en savoir technologique, augmentent réellement notre pouvoir de disposer techniquement des choses biologiques. Le développement potentiel du clonage humain, et la prolifération effective des variétés transgéniques en résultent directement. Ils conduisent à des réactions sociales dont on peut espérer la naissance d’un débat élargi. Pourtant le conflit qui noue nos référents culturels oblitère le développement d’un débat approprié. D’un côté, l’historicisme a fait éclater la validité reconnue aux systèmes de valeurs orientant l’action, ces traditions qui guidaient nos comportements et déterminaient la compréhension naïve que nos sociétés se faisaient d’elles-mêmes. De l’autre s’installe un phénomène de feed-back complexe, entre la recherche d’une part, et ses applications techniques, ainsi que leur mise en valeur économique (la production), et l’administration d’autre part ; ce système se constitue en cadre institutionnel auto-légitimé, et cherche à s’imposer sans négociation.

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Phallus (Désert de Libye)




(d) Jérusalem en Méditerranée nous reporte sur cette fêlure qui indexe la perte des grandes traditions explicatives et régulatrices, progressivement mais fermement supplantées par un cadre qui institutionnalise la pensée opérationnelle, et impose, pour toute activité, le cahier des charges implicite structurant l’activité rationnelle par rapport à une fin. L’idée de machine est mise en scène dans un dispositif complexe, composé de quatorze pièces importantes réparties sur le bassin méditerranéen. Négo les a conçues avec les moyens techniques aujourd’hui disponibles, mécanismes, lumière électrique ou encore images virtuelles. Chacune d’elles investit un lieu symbolique et travaille une aliénation ou une contradiction contemporaines. Si Jérusalem en Méditerranée n’est pas seulement l’artefact matériel visible, mais l’usage symbolique que l’on en fait, la définition contemporaine de machine lui conviendrait. Ensemble matériel ouvert, dans lequel l’énergie et l’information circulent, Jérusalem en Méditerranée est caractérisée par son organisation interne, mais aussi par ceci : le traitement de l’information externe, pour une part aléatoire, est susceptible de provoquer des changements stables de l’organisation du système, et, par conséquent, une évolution irréversible. Par système, il faut entendre non le support matériel, mais l’interaction qui s’établit entre la proposition plastique et les regardeurs ; lesquels perçoivent du sens et en produisent en retour, d’abord à partir de leurs représentations et du contexte socio-historique dans lequel ils sont placés, ensuite à partir de la proposition elle-même et du contexte documentaire qui la médiatise et l’alimente en permanence.
La place manque pour décortiquer l’ensemble, et la méthode reste à préciser, que nous devrions sans doute installer à la croisée d’une réflexion sémiologique et de l’analyse fonctionnelle. Celle-ci, technologique, nous permettrait de dégrossir l’étude pour repérer comment la fonction principale du dispositif est obtenue, quelles sont les fonctions spécifiques de chacune des parties, et comment leur articulation contribue à la formation d’un propos critique cohérent. Suivrait l’analyse du processus artistique contemporain, qui combine élaboration et installation d’un dispositif plastique, constitution et médiatisation d’informations, recueil et gestion documentaires. Une œuvre contemporaine est un processus socialisé de l’art, où la part documentaire qui la constitue importe autant que l’artefact plastique.

(e) La machine hante le rêve de l’homme. L’approche globale et heuristique de l’artiste lui permet d’entrevoir les lignes de fracture de ce rêve, pour en faire, selon son cran, des propositions artistiques réflexives, ou des édifices spectaculaires et populistes. Ainsi, lorsque Négo tente de rendre à la technique ce que le scientisme lui a fait perdre, en rétablissant un lien créateur et critique entre le technicien et l’artiste, il pointe l’un de nos problèmes fondamentaux. Pour paraphraser Jean-Claude Beaune, reformuler ce lien est l’une des conditions mises à l’émergence d’une conscience précise du sens et de la portée humaine du phénomène technique.

Le rêve hante la machine de Négo. Sa proposition est une machine symbolique à penser l’homme malmené. Loin d’un expressionnisme pitre et racoleur, qui parodie l’objet technique, Négo use des registres grinçants de l’ironie et du cynisme. Certaines de ses pièces vous font physiquement courber l’échine, ou glapir quelque parole profane pour pouvoir enfin s’extraire d’une cage ; à l’image des relations entre l’homme et son technocosme, non naturelles, qui résultent de rapports de force ou travaillent, en sourdine mais fermement, les divisions sociales et sexuelles du travail. On peut espérer qu’une mobilisation prolonge les réactions épidermiques que provoquent les derniers avatars techno-scientifiques. Mais le passage d’une démocratie aveugle à une démocratie réfléchie exige autre chose que la transformation de la culture en biens de consommation, ou en marché des loisirs.

Texte pour le catalogue de l’exposition de Daniel NEGO, Galerie d’art contemporain, Auvers-sur-Oise, 1999

Ce texte fait référence à :

  • Jean-Claude BEAUNE, L’automate et ses mobiles, Paris, Flammarion Sciences Humaines, 1980.
  • Jürgen HABERMAS, La technique et la science comme idéologie, Paris, Médiations Denoël n° 167, 1973 pour la traduction française (prem. éd. 1968).
  • Philippe SOLLERS, Logiques, Le roman et l’expérience des limites, Paris, Seuil, 1968.
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