Formulation d’une notation plastique
1996
maj février 2020
Ce texte actualise un travail de recherche doctorale Le François C. (96). " Pictème et pictosphère ". La mĂŞme chose, mais diffĂ©remment : pour une approche de la rĂ©cursivitĂ© en arts plastiques. Thèse de doctorat, universitĂ© Paris 1 PanthĂ©on-Sorbonne, Fascicule n°9, pp 39-37. Voir ce lien.
Cette proposition de notation est Ă mettre en rapport avec certaines suggestions d’Art & Language, et de l’Art Conceptuel en gĂ©nĂ©ral. Une relation Ă©tablie avec la notion de Framework, d’« Ĺ“uvres-cadres » — au sens oĂą l’on parle de "« loi-cadre » : une Ĺ“uvre, une loi valable surtout en tant que « schème ouvert »" Ă©crit Bernard Teyssèdre Ă propos d’un texte d’Atkinson [1]
Mais elle s’en diffĂ©rencie Ă deux titres, qui tiennent Ă des divergences dans les attitudes sous-jacentes.
Formulation d’une notation plastique
Ă€ partir des remarques Ă©tablies au sujet des pictèmes et pictosphères (voir ce lien), la rĂ©flexion, et la pratique, Ă propos d’une notation, se dĂ©placent vers la nĂ©cessitĂ© de prĂ©ciser, concrètement, les attitudes et les formes. Un pictème ne sera jamais qu’une portion repĂ©rĂ©e d’un processus large. Si l’on ne veut pas basculer, de nouveau, vers des pratiques surĂ©valuant la spĂ©cificitĂ©, la puretĂ©, ou le terrier, il importe de prendre en compte le champ d’action dans sa globalitĂ©. Un pictème est un instrument de repĂ©rage, Ă partir duquel des propositions sont susceptibles de se dĂ©velopper.
Et si l’on ne veut pas se limiter Ă quelque pĂ©tition de principe, contournable et ajustable par le marchĂ©, il convient d’Ă©laborer des propositions contractuelles ; c’est-Ă -dire qui ne valent que parce qu’elles sont interprĂ©tĂ©es dans des limites fixĂ©es.
D’oĂą les propositions suivantes :
(Définition)
- Une notation plastique n’est pas une Ĺ“uvre.
- Sa fonction est de spĂ©cifier les qualitĂ©s propres et essentielles qu’une exĂ©cution doit avoir pour appartenir Ă l’Ĺ“uvre.
- Les stipulations portent sur certains aspects et Ă l’intĂ©rieur de certaines limites.
- Toutes les autres variations sont permises.
- Les différences entre exécutions de la même œuvre peuvent être importantes. [2]
(Qualités)
Une notation dĂ©finit les qualitĂ©s attendues de l’interprĂ©tation, par une suite d’indications, qui concernent trois registres : fabriquer, prĂ©senter, conserver.
- Ces trois registres ne sont pas nécessairement coprésents, ou précisés.
- Les indications qui concernent un registre forment un protocole.
- Une notation articule donc trois protocoles.
- L’absence d’un des protocoles, ou un manque de prĂ©cision, sont intentionnels et liĂ©s Ă la nature du dispositif.
- L’ordre fabriquer / prĂ©senter / conserver n’indique pas une hiĂ©rarchie.
- Chaque dispositif les installe selon sa nature.
- Une notation dĂ©finit l’attitude attendue de l’interprète, en indiquant sa position, et les prises de position qu’il peut dĂ©velopper.
Fabriquer renvoie au faire, Ă la rĂ©alisation, Ă la mise en forme de « quelque chose » (un matĂ©riau, des relations humaines, des traces mnĂ©siques, etc.)
PrĂ©senter engage l’espace publique ; ce registre dĂ©finit l’action qui rend prĂ©sent « quelque chose » Ă un public.
Conserver spĂ©cifie ce qui doit ĂŞtre gardĂ© des traces rĂ©alisĂ©es et des conditions dans lesquelles s’effectuera cette garde.
(Diffusion)
- Une notation plastique est un document reproduit sans contrainte de quantitĂ©, et diffusĂ© en dehors des règles Ă©conomiques de rarĂ©faction en vigueur dans le marchĂ© de l’art.
- Le prix d’une notation est faible au regard du prix d’une Ĺ“uvre de mĂŞme format.
- L’interprĂ©tation d’une notation est publique ou privĂ©e. Lorsqu’elle est publique, ou lorsqu’elle donne lieu Ă une commercialisation, l’interprĂ©-tation est soumise Ă des droits d’auteur.
- Les documents prĂ©paratoires manuscrits ont seulement une valeur documentaire. Pour Ă©viter tout processus de rĂ©ification et de dĂ©placement de la notion d’Ĺ“uvre, de l’intention initiale affichĂ©e (la notation) vers le document manuscrit, il importe de dupliquer ces documents et de ne pas en conserver les originaux.
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La conception d’une notation s’appuie sur une mĂ©thode de questionnement multiple : qui, quoi, comment, oĂą et quand ? Chaque protocole s’Ă©labore Ă partir de ce questionnement, et autour d’une idĂ©e principale.
Notation plastique, œuvré matériel et auteur
Cette proposition de notation est Ă mettre en rapport avec certaines suggestions d’Art & Language, et de l’Art Conceptuel en gĂ©nĂ©ral. Une relation Ă©tablie avec la notion de Framework, d’« Ĺ“uvres-cadres » — au sens oĂą l’on parle de "« loi-cadre » : une Ĺ“uvre, une loi valable surtout en tant que « schème ouvert »" Ă©crit Bernard Teyssèdre Ă propos d’un texte d’Atkinson [3] Mais elle s’en diffĂ©rencie Ă deux titres, qui tiennent Ă des divergences dans les attitudes sous-jacentes.
Le premier concerne l’Ĺ“uvrĂ© matĂ©riel. Le dĂ©placement des recherches d’Art & Language indique une circulation entre l’intention dĂ©clarative, "ceci est de l’art", dans une reprise explicite du ready made, et ce Ă quoi se rapporte le "ceci". La première Ă©tape consiste Ă proposer un objet Ă statut artistique intermittent [4] pour ensuite Ă©tendre la notion de ready made Ă des objets thĂ©oriques [5], et, enfin, dĂ©clarer n’« exposer » que l’une des qualitĂ©s d’un objet thĂ©orique [6]. La mise Ă l’Ă©cart progressive de l’Ĺ“uvrĂ© matĂ©riel, s’accompagne d’un recours systĂ©matique au langage, qui cantonne, alors, le regardeur dans une pratique analytique. Or il semble que le sens de l’Ĺ’uvre de Duchamp, ou celui de Broodthaers, rĂ©side non pas dans la seule pratique dĂ©clarative, mais dans un va-et-vient permanent entre les objets (dĂ©jĂ faits, faits ou Ă faire) et les textes (notes et manuel de montage ; communiquĂ©s et mentions textuelles diverses), entre le visuel et le conceptuel, entre ce qu’engage la rĂ©alisation (et la "compromission" qu’induit le marchĂ©, Ă dĂ©faut d’espace publique [7] et les intentions initiales.
La seconde divergence s’intĂ©resse Ă la notion d’auteur. L’Art Conceptuel est marquĂ© par le dĂ©sir d’intĂ©grer le spectateur au sein de l’Ĺ“uvre [8], ou de lui assurer une appropriation sans discrimination socio-Ă©conomique : "dès l’instant oĂą vous connaissez un de mes travaux, vous le possĂ©dez" [9] indique Laurence Weiner, qui assortit ses prestations des trois propositions suivantes :
- l’artiste peut rĂ©aliser la pièce
la pièce peut ĂŞtre rĂ©alisĂ©e par quelqu’un d’autre
la pièce ne doit pas être nécessairement faite.
Ă€ ces dĂ©clarations de principe s’associent des proclamations utopiques et naĂŻves : "ces conditions engagent la responsabilitĂ© de l’artiste comme celle du spectateur ou de l’acquĂ©reur. Il n’y donc plus de dictature de l’auteur puisque l’inscription de la proposition sur un mur est laissĂ©e au choix du maĂ®tre d’Ĺ“uvre quant Ă sa taille, son emplacement et sa traduction" [10]. Ou encore : "un art immatĂ©riel devrait pouvoir briser le caractère artificiel d’une « culture » imposĂ©e et donner Ă un public plus vaste un art matĂ©riel, objectal" [11]. Lucy Lippard reviendra sur cette dĂ©claration trois ans plus tard : "l’espoir que l’« art conceptuel » saurait Ă©viter la commercialisation envahissante, l’intention « progressiste » de destruction du modernisme : tout cela s’avĂ©ra dans l’ensemble sans fondement. () ; dorĂ©navant les artistes conceptuels les plus importants atteignent des sommes considĂ©rables aussi bien ici qu’en Europe ; ils sont reprĂ©sentĂ©s par les galeries les plus prestigieuses du monde (et, chose plus Ă©tonnante encore, y exposent). Il est clair que, en dĂ©pit des rĂ©volutions mineures en matière de communication qui ont pu ĂŞtre rĂ©alisĂ©es par le biais de la dĂ©matĂ©rialisation de l’objet (), dans une sociĂ©tĂ© capitaliste l’art et l’artiste restent des produits de luxe" [12].
De fait, et parce que son champ d’activitĂ© reste ancrĂ© dans le marchĂ©, l’Art Conceptuel ne peut pas avoir d’impact politique consĂ©quent. D’une manière gĂ©nĂ©rale, l’intervention artistique seule est sans efficacitĂ© politique, Ă moins de constituer des rĂ©seaux d’Ă©change et d’expression particuliers, c’est-Ă -dire conçus en dehors du marchĂ© et selon des directives qui prennent en compte le potentiel d’absorption du tissu Ă©conomique.
Ă€ dĂ©faut, la "rĂ©volte progressiste", qui reconduit un rite aussi fonctionnel que nĂ©cessaire Ă la normalisation ultĂ©rieure [13], installe un paradoxe au coeur des pratiques avant-gardistes : "la destruction des conventions culturelles prend immĂ©diatement une dimension culturelle spectaculaire, () la recherche de l’anonymat et le refus de la notion d’auteur fabriquent instantanĂ©ment des noms cĂ©lèbres et des produits identifiables, et () toute campagne visant Ă critiquer les conventions de la visualitĂ© avec des textes, des affiches, des tracts anonymes et des pamphlets va immĂ©diatement suivre les mĂ©canismes préétablis de la campagne de publicitĂ© et de promotion" [14]. Ce que les remarques de Buchloh conduisent, en creux, Ă explorer, est un espace artistique que l’on imagine entièrement organisĂ© autour d’une pratique anonyme. Une telle expĂ©rience, correctement conçue, devrait conduire Ă l’Ă©chec [15]. Parce que la diffusion artistique repose sur des relations sociales, se couper de tout contact susceptible de rĂ©vĂ©ler l’auteur, et se contenter d’injecter ponctuellement des rĂ©alisations selon quelque dispositif prĂ©alable, dĂ©bouchent nĂ©cessairement sur un retrait illisible. Ce qui supposerait, lĂ , et dans la volontĂ© de prendre en Ă©tau la lecture autorisĂ©e, de reconduire le coup de Richard Mutt [16], c’est-Ă -dire de rĂ©aliser un retard gĂ©nĂ©ralisĂ©.
Les notations proposĂ©es [17] ne rĂ©cusent pas la notion d’auteur. Quelqu’un est toujours la première cause d’une proposition et se doit d’en prendre la responsabilitĂ©.
Mais elles dĂ©jouent, par contre, avec la notion d’autoritĂ©, en intĂ©grant, par l’idĂ©e de contexte, l’influence de l’environnement, et en composant des situations oĂą l’amateur dispose d’une latitude pour interprĂ©ter.
L’interprĂ©tation n’est pas seulement l’exĂ©cution. Elle comporte une manière personnelle qui indique une appropriation autre qu’Ă©conomique. Elle donne du sens, tire des significations, et rend clair. Le regardeur fait le tableau, mais concrètement, cette fois.
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