(Un texte écrit en lien avec l’installation Vietnam-2012. Le texte est disponible en format pdf en fin d’article en français et en anglais)
Publié dans sa version anglaise "From object-lab (“object as laboratory”) to text-lab (“text as laboratory”). A Vietnamese journey", EMEE, 18/06/2014
Au mur, un tableau de Bui Lê Tran, un autre de Hong, sans titres ; une reproduction d’affiche de Huynh Van Thuan ; des photographies, anciennes, récentes, de différentes tailles, contrecollées sur aluminium, encadrées, imprimées et simplement maintenues à l’aide de pâte adhésive ; des photographies d’archives privées, accompagnées d’une correspondance, privée elle aussi ; un journal photographique de voyage, été 2013, Hanoï, Hoa Lu, la baie d’Along, Hué, le 17e parallèle... ; des souvenirs de voyage, collectés, achetés ; quelques coupures de presse sur les Công Binh ou Linh Tho, ces déplacés de force indochinois contraints au travail en France ; quelques extraits de films et de bandes sons…
L’installation s’énonce dans l’inscription moirée de formes et de points de vue, du personnel, de l’intime et du familial au collectif - politique, géostratégie et histoire des colonisations et des indépendances… -, quelque part dans l’interstice des images factices, des souvenirs à produire, dans le flottement des savoirs et des mémoires où se réfléchissent toutes les interactions possibles.
Cabinet implexe d’archives et d’actions à imaginer, banque paradoxale de données implicites ou laboratoire de contagion du doute créatif. À constituer, à mettre en jeu et à consommer sans conserve. À déranger, à déployer, à disséminer. À troquer, à échanger, à trafiquer. Modulable, improbable, extensif, l’accrochage se constitue dans le jeu du dérangement, du déploiement, de la dissémination. Un fragment de lambrequin ou d’acrotère en terre cuite, vestige vernissé, minuscule et délicat, d’un palais ancien à l’architecture mille fois recommencée, questionne l’étoile rouge découpée d’une casquette militaire pour touriste ; quelques graines d’arbres centenaire, ramassées sur une plage, interpellent le portrait d’Hô Chi Minh sur le billet de 2000 Dông ; l’affiche de Huynh Van Thuan, Elle ne recule pas, converse avec le tableau Sans titre de Hong ; une photographie de Mobylette (Beware of… what ?), témoin de l’occupation coloniale ou du versant commercial de la francophonie, résonne avec le tableau au triporteur de Bui Lê Tran et l’interview de Nguyen Van Thanh répercute la recension récente, dans un hebdomadaire, du livre Immigrés de force [1] ou celle du film La longue nuit indochinoise [2].
Les objets s’aboutent, se disjoignent dans les mémoires et les discussions des visiteurs. Selon l’histoire personnelle ou selon la situation et les personnes présentes avec qui le visiteur échange, la photographie familiale d’un grand oncle et d’un oncle, en tenue militaire à Saïgon en 1952 et le portrait encadré du même grand oncle en tenue de marine en 1928, rassemblent ou fragmentent les représentations. Les photographies décalent vers les amalgames des expositions coloniales (l’Hindou « indochinois » de l’exposition de 1906 à Marseille) et l’accueil fait aux Indochinois [3], la « mutinerie d’Indo-Chinois » [4], la répression du soulèvement nationaliste de Yen Bai (1930). Elles charrient vers les cartes postales illustrant les cérémonies des règnes de Khai Dinh et Bao Dai, les prises de vue du défilé des troupes annamites sur les Champs-Élysées le 14 juillet 1916 par Charles Lansiaux, les monuments de la section indochinoise de l’exposition coloniale de 1931. Elles mesurent les images des manuels scolaires, des affiches touristiques [5], des invitations aux spectacles [6], aux affiches [7] et aux tracts [8] anticoloniaux ; elles invitent à la lecture des textes de Léon Werth, Paul Louis ou Georges Altman dans Monde [9], autre hebdomadaire.
Autres images-souvenirs aussi : Diên Biên Phu, Central Park, offensive du Têt, chute de Saïgon… Le vol d’hélicoptères porté par la Chevauchée des Walkyries [10] emporte la conversation vers les Rolling Stones, Satisfaction, les Doors, The End ou La petite Tonkinoise de Vincent Scotto. Nouvelle dérive : Woodstock, Feel Like I’m Fixing To Die Rag et les photographies de Nick Ut, Marc Riboud, Don McCullin, Raymond Depardon, La Sixième face du Pentagone de Chris Marker et François Reichenbach ou Flag de Jasper Johns.
Confusion des temps comme atelier du doute d’un anachronisme heuristique où l’objet devient objet-document, objet-laboratoire à emprunter, à collecter, à manipuler, à expérimenter ici et maintenant quand l’esprit se met à l’écoute des correspondances, les archive, les disperse, les écoule en un faisceau de mémoires, de pensées et de récits hybridés. Ce qui fait œuvre n’est plus ce qui s’observe bloqué dans une vitrine, pendu à une cimaise ou juché sur un socle, mais ce qui, dans la temporalité déclenchée de la perception, de la recherche, de la réalisation et de la réflexion, se réélabore en permanence avec l’engagement de chaque nouveau contributeur, coauteur, présent ou absent à l’événement. Indexation potentielle d’une trace, d’un indice, d’un témoignage, choisis ou non d’être conservés le temps de leur activation, et éventuellement au-delà, augmentées ou non d’archives contractuelles, de notes de travail, de repérages et d’enregistrements (audio, vidéo, informatique…), collectés systématiquement ou aléatoirement. Métissage de l’exposition, dont la monstration – l’objet traditionnellement exposé au public cède la place à une notation plastique à interpréter – ne se soutient que dans son activation, sa transformation et sa documentation – les protocoles de recherche et de transmission (cartel, catalogue, site dédié…) –, constamment autoproduite par le questionnement du visiteur-auteur-médiateur, comme de la scénographie, de la muséographie et de la médiation. Le public investit le laboratoire – cadre et support d’inscription réel et virtuel, plus ou moins indéterminé dans un réseau ouvert –, subvertit les objets – les matériaux de l’expérience – pour y mener ses expérimentations, y conduire ses échanges, y composer ses substitutions. Mis en forme perpétuellement par les décisions et les actions des coauteurs qui en modifient le schéma, le scénario et le contexte, le projet n’est pas arrêté à un état d’exposition stable, il s’ouvre à une prolifération non séquentielle. L’objet-document devient plastique, support d’une notation, atelier de récits et de discours, adapté à des formes de présentation interchangeables. L’exposition prend la forme d’un entrelacs, s’agence en acte collectif créatif rattaché au quotidien, activé par la transformation des représentations mentales et la convocation des mémoires. Comme l’objet, le cartel, le texte d’accompagnement, le catalogue se font laboratoire. Textes ouverts aux ciseaux et à la colle, à la couture d’étiquettes et de commentaires, à l’implantation de gloses et d’apostilles ; textes ouverts à tous les traitements collaboratifs. Instables, modulaires, peut-être recyclables et volontairement interactifs, ils sont le matériau expérimental d’une partition où chaque mot, chaque expression, chaque phrase, chaque interstice de sens, s’offrent autant à l’échange qu’au dérangement, à la perturbation, à la contamination, à l’insurrection par l’entremêlement des temps, l’activation de récits et de discours autres, de médiations nouvelles.
Jean-Marie Baldner
Historien et critique d’art
Un texte écrit au sujet de l’installation Vietnam 2012, exposition Bruits de fond ; publié en 2014 (EMEE) dans sa version anglaise.