Publié par le CREDAC, Centre de Recherches, d’Edition et de Diffusion pour l’Art Contemporain d’Ivry-sur-Seine : MEDIATIONS, 2003
Un souvenir vient. Il m’effleure depuis une trentaine d’années.
Cela se passe en province. Il fait froid. Notre professeur de français nous emmène visiter une exposition. Courbet. Un enterrement à Ornans, 1848. Nous venons de lire à sa demande Une journée d’Ivan Denissovitch. Il porte la barbe. Ses gestes révèlent avec fermeté les lignes de la composition picturale. Il ne rit pas. Sa parole libère le sens des symboles.
Un tableau est construit. Les couleurs et les formes qu’il porte sont nécessairement là.
On ne sait pas ce qui restera d’une telle rencontre. S’il n’y en a qu’une, parions que l’investissement est de pure perte. Courbet m’a sans doute marqué parce que sa peinture résonnait avec d’autres. Il y avait des livres d’art à la maison. Des livres offerts. Des grands livres avec de grandes images pour bien voir les détails et les couleurs ; et des histoires qui racontaient l’art ; et des boîtiers en carton gris dans lesquels on glissait chacun des livre pour les protéger. C’est aussi parce que, gamins, nous étions accompagnés dans des expositions. Pas beaucoup. Comme les livres, d’ailleurs. Mais suffisamment pour qu’un intérêt soit transmis et entretenu.
Cela ne s’est pas fait tout seul. Une continuité assura l’enregistrement de faits marquants. Une familiarisation dont on ne mesure pas immédiatement la portée.
C’est compliqué de faire simple
Il n’est pas utile d’insister sur le constat selon lequel la diffusion culturelle est l’objet de différenciations sociales (Baudelot, Establet, 1992 ; Bourdieu, 1979 ; De Certeau, 1974). Pour contribuer à la remédiation de ces effets, des modalités de partenariat culturel éducatif ont été inventées selon le projet de renforcer les possibilités de rencontre entre les élèves et l’art. Cela semble une affaire entendue. Sur le papier certainement. Dans la réalité les pratiques sont incertaines.
Un débat existe entre médiateurs culturels et enseignants, dont nous rappelons succinctement les termes puisqu’il imprègne le contexte actuel et interfère, du coup, avec toute prise de position sur le sujet. Ce débat témoigne d’un conflit de conceptions.
Pour des médiateurs, « l’action éducative, telle qu’elle est conçue dans la plupart des cas, n’est pas en mesure d’utiliser efficacement un musée » (Recht, 2000, p. 32). Cette appréciation est perçue comme un désaveu de l’enseignement artistique scolaire : « l’idée de la médiation se fonde en effet trop souvent sur une absence supposée d’éducation artistique, pour combler un manque auprès du jeune public, remplir une fonction d’accès à l’art () que l’enseignement ne remplirait pas » (Chavanne, 2000, p. 139). Les médiateurs des musées n’apprécient sans doute pas à leur juste valeur le développement d’une position résolument contemporaine chez des enseignants d’arts plastiques depuis les années 70. Et ces derniers pensent globalement qu’ « enseigner c’est faire vivre les processus, alors que les musées ne se limiteraient qu’à institutionnaliser les œuvres finies et à conserver des chefs-d’œuvre d’artistes morts » (Darras et Kindler, 1998, pp. 15-35).
Ces débats ne sont pas nouveaux. Il y a quelques années, Odile Coppey (Direction des musées de France) suggérait déjà, mais sans optimisme, une intégration possible dans le dispositif de formation initiale des enseignants d’une formation au partenariat culturel éducatif (Coppey, 1995, p.11).
La question reste donc posée : comment associer le monde de la culture et le monde de l’éducation pour le bénéfice des élèves ?
Un autre conflit de conceptions existe à propos du domaine contemporain. Il résulte d’un télescopage d’enjeux. Dans le cadre qui nous occupe, les établissements scolaires ont pour mission l’éducation artistique ; des structures dépendant du Ministère de la Culture ont pour missions le soutien à la création contemporaine et leur diffusion auprès des publics. D’un côté, soutenir des pratiques actuelles les institue en références et mobilise, du coup, le débat esthétique avec les enseignants (de toutes catégories et de toutes disciplines) ; les choix des structures ne corroborant pas nécessairement leurs attentes. De l’autre, éduquer (l’école) et diffuser auprès des publics (les structures culturelles) nécessitent de construire des dispositifs d’apprentissage. Là encore, la proximité des activités conduites dans les deux types d’institution mobilise un autre débat, didactique cette fois : comment apprend-on dans le domaine des arts visuels ?
On imagine des complémentarités et des coopérations élargies, pour faire de ces débats le moteur de recherches en éducation et en médiation. Les choses avancent dans ce sens et nombreux sont celles et ceux qui s’investissent dans cette voie. Mais la prégnance sous-jacente des conflits est toujours prête à ranimer une coupure que nous ne pouvons instituer en pratique de référence. Plus, notre conception éducative nous entraîne dans une logique de fédération des actions en matière de diffusion des connaissances à propos des pratiques contemporaines.
Cela suppose d’avancer conjointement dans le développement d’un espace d’activité commun. Même si ces conflits ont des racines historiques relevées par différents chercheurs.
Dans le domaine éducatif, Bernard Darras et Anna M. Kindler (1998, p. 15) rappelle comment les choix politiques de 1969 ont privilégié le point de vue des plasticiens au détriment des historiens de l’art, crispant ce qui aurait pu être un débat riche de promesses éducatives.
Du côté de la muséologie, G-H. Rivière (1989) ou encore Pierre Gaudibert (1989) ont montré comment le musée d’art s’est longtemps contenté de simples monstrations d’objets sans accompagnement susceptible d’en livrer les codes de lecture. Ce n’est que progressivement, à partir de l’entre deux guerres, qu’un média exposition (Davallon, 1999) se développe qui entend mettre en scène des objets et des savoirs au creux d’une trame narrative mobilisée par divers modes de médiation : accompagnateurs, cartels, textes, dispositifs audiovisuels et mises en scènes (sur la problématique de la réception, voir l’historique qu’en fait Jacqueline Eidelman, 2000, pp. 164-166). Une évolution qui coïncide avec un phénomène de re-professionnalisation de la muséologie où le développement d’une médiation culturelle indexe spécifiquement la mutation des musées (Caillet, Lehalle, 1995). C’est ainsi que diverses tentatives sont menées pour chercher à différencier la rencontre des publics avec les œuvres historiques. L’opération « Nocturnes gratuites autonomes » proposée par le musée du Louvre est un exemple parmi d’autres. Son service culturel organise des accueils de jeunes publics par des étudiants en histoire de l’art ou en médiation culturelle. L’accompagnement dans le musée prend la forme d’un dialogue à partir d’une lecture d’œuvres choisies dans un parcours personnalisé (Casanova, 1998). Des préoccupations apparaissent ainsi dans les structures culturelles que l’on rapproche du souci, exprimé dans des recherches en éducation, de prendre en compte les conceptions initiales des apprenants et de construire avec eux des parcours de formation individualisés. Ainsi, même si l’analyse des effets éducatifs d’une visite culturelle est encore balbutiante, un mouvement est initié qui explore la relation partenariale et tente d’en apprécier l’impact (Jacobi, Coppey, 1995).
Quant aux centres d’art, une de leur mission est clairement identifiée en termes de diffusion auprès des publics. Pour cela, ils explorent divers dispositifs en toute connaissance des difficultés propres au partenariat. C’est ainsi que le CREDAC mène plusieurs actions dans ce sens : accueil et accompagnement de groupes dans les expositions, ateliers en direction des scolaires, participation à des actions de formation des enseignants, installation d’artistes en résidence dans des écoles, présentation au public enseignant des expositions ou, encore, soutien au développement de projets d’action artistique [1].
Le partenariat culturel éducatif
Les réflexions conduites au sujet du partenariat culturel éducatif indexent une mutation du métier d’enseignant (Zay, 1994, 1996). Les conditions d’enseignement changent parce que les conditions sociales des activités professionnelles et de loisirs changent. Elles se renouvellent également parce que des idées sont toujours à chercher pour tenter de répondre aux problèmes que pose la diffusion culturelle, en particulier sur le registre de l’accès critique de tous à la culture présentée dans les structures spécialisées [2]. Les établissements scolaires et universitaires ne sont d’ailleurs pas seuls à proposer des formations artistiques. D’autres institutions, tels les musées, les centres d’art, les écoles d’art [3] mais également certaines municipalités associées aux Conseils Généraux, organisent des actions de sensibilisation à l’art contemporain sous la forme de cycles de conférences, de rencontres avec les professionnels ou d’ateliers de pratique artistique. Enfin, des institutions constituent des collections d’art contemporain pour offrir des ressources à différents publics [4]. Cette dynamique résulte d’une politique volontariste, voire militante (Caillet, 2000).
L’objet du partenariat culturel serait-il de se substituer aux missions de formation de l’Éducation Nationale, comme le craignent certains enseignants ? Nous pensons qu’il est de fournir une possibilité de rencontre entre un désir de formation continue et une situation où l’on présente un savoir, ou une pratique, reformulé ou renouvelé à l’extérieur de l’école. Une reformulation qui soumet l’appréciation esthétique à une réactualisation de ses présupposés. En particulier lorsque l’époque se caractérise par une multiplication de pratiques émergentes, relayées par un secteur de la médiation culturelle récemment institué, actif, et relativement mobile (centres d’art, centres culturels, galeries municipales, musées, école d’art, friches, espaces éphémères, réseaux associatifs). Ce sont les compétences mobilisées pour ajuster un point de vue qui nous intéresse ici : quelles approches utilise-t-on pour apprécier une œuvre rencontrée pour la première fois ? Quels sont les schémas méthodologiques employés pour étoffer cette appréciation : s’en tient-on à la seule perception rétinienne, explore-t-on les documents d’accompagnement, va-t-on questionner le médiateur ou l’artiste, recherche-t-on des filiations historiques, s’en remet-on au travail souterrain de sa propre mémoire ou aux commentaires de la critique spécialisée ? Si l’on se penche sur l’activités des artistes, d’autres questions imbriquées émergent : faut-il avoir suivi des études, l’artiste travaille-t-il seul, comment les idées lui viennent-il et comment les réalise-t-il, une œuvre s’autoréfèrence-t-elle ou bien s’insère-t-elle dans des filiations qu’elle interroge [5], sur quels critères les collectionneurs et les musées acquièrent-ils des œuvres [6]… ?
À propos d’un objet d’étude — les dispositifs d’aide à la visite dans le cadre de l’exposition Hypothèses de collection — Jacqueline Eidelman (2000, p. 177) indique que « la détention d’un capital de familiarité minimal avec l’art contemporain s’est avérée () une condition non négligeable d’adhésion au parti pris de scénolétique » de l’exposition. Des publics feraient donc usage d’un dispositif interprétatif d’une exposition et des œuvres qu’elle rassemble, lorsqu’ils ne sont pas seulement constitués de curieux, mais de personnes disposant de quelques connaissances dans le domaine.
Ce constat, qui tombe sous le sens, n’est pas nécessairement partagé en termes de conception. Du côté des médiateurs, une telle prise en compte des publics, c’est-à-dire la mise en place de scénolétiques comme celles en vigueur lorsqu’il s’agit de médiation scientifique ou technologique, « constitue une innovation dans les expositions d’art contemporain » (Eidelman, 2000, p. 178). Du côté des publics inexperts, il est fréquent d’entendre dire que voir une œuvre suffirait pour la percevoir (la conscience de devoir maîtriser des codes de lecture visuelle est peu répandue). Une attitude qui conduit à résumer l’analyse à des appréciations rudimentaires appuyées sur des sentiments peu problématisés (j’aime ou je n’aime pas). Paradoxalement, et lorsqu’ils sont confrontés à des œuvres contemporaines, des visiteurs invoqueront assez facilement l’argument de compréhension pour soutenir des critiques négatives formulées à leur sujet : « c’est n’importe quoi, je n’y comprends rien… ». Un argument ensuite retourné lorsque des données conceptuelles leur sont fournies : « s’il faut une bibliothèque pour comprendre, est-ce encore de l’art ? ».
Didactique du partenariat culturel
Les conditions d’accès aux œuvres et aux pratiques développées à l’extérieur de l’école forment un large champ à prospecter. Une exploration qui pourrait s’organiser autour de cette question concrète : comment augmenter le capital initial de familiarité des enseignants [7] à l’égard des pratiques contemporaines, qui leur permettrait d’accompagner plus largement leurs élèves dans des rencontres avec l’art qui se fait aujourd’hui, avec l’art qui se fera demain [8] ?
De notre point de vue ce capital de familiarité comprend, conjointement au fait de disposer de connaissances disciplinaires appropriées, des capacités à pousser la porte de lieux d’exposition ou des ateliers, des capacités à explorer leurs scénolétiques, ou encore des capacités à dialoguer avec des artistes ou des médiateurs. Cela serait largement favorisé si, en parallèle, les médiateurs développaient eux-mêmes une culture didactique apte à saisir les conditions d’apprentissage, dont on sait qu ‘elles ne peuvent se satisfaire de rencontres ponctuelles. Ce qui n’est pas aisé puisque ces derniers interviennent peu dans le projet pédagogique, au cours de situations où le contact avec les apprenants se limite généralement au temps de la visite de l’exposition.
On voit ainsi se dessiner un ensemble de questions croisées qui intéressent dans le même temps l’enseignant et le médiateur : comment apprendre à rencontrer des artistes et à dénouer les problématiques qu’ils développent, comment connaître les démarches d’apprentissage des apprenants, comment apprendre à construire le cheminement d’un apprentissage et réfléchir au sujet des positionnements réciproques de l’artiste, du médiateur et de l’enseignant ?
Un faisceau de questions qui définit l’objet d’une didactique de l’apprentissage culturel.
Ouvrages cités
BAUDELOT C., ESTABLET R. (1992), Allez les filles. Paris : Points Seuil.
BOURDIEU P. (1979), La distinction. Paris : Minuit.
CAILLET E. avec la collaboration de LEHALLE E. (1995). À l’approche du musée, la médiation culturelle. Lyon : presses universitaires de Lyon.
CAILLET E. (2000). « La sensibilisation à l’art contemporain. Une tentative de réponse : la médiation culturelle ». Médiation de l’art contemporain. Perspectives européennes pour l’enseignement et l’éducation artistiques. Paris : éditions du Jeu de Paume, pp. 111-113
CASANOVA F. (1998). « Une pratique orale de l’histoire de l’art au musée du Louvre ». PUBLICS & MUSÉES : éducation artistique à l’école et au musée, n° 14. Lyon : presse Universitaire de Lyon, pp. 69-87
CHAVANNE M-F. (1995). « Le Musée, lieu de rencontres uniques ». In BOURGAREL A. (coord.)(1995). ZEP – MUSÉES du partenariat à la formation. Versailles : CRDP. pp. 19-31
CHAVANNE M-F. (2000). « Enseignement artistique et médiation culturelle en Europe ». Médiation de l’art contemporain. Perspectives européennes pour l’enseignement et l’éducation artistiques. Paris : éditions du Jeu de Paume, pp. 139-141.
COPPEY O. (1995). « Musées – ZEP et formation des enseignants : pour un partenariat ». In BOURGAREL A. (coord.)(1995). ZEP – MUSÉES du partenariat à la formation. Versailles : CRDP. pp. 7-13
DARRAS B., KINDLER (1998). « Le musée, l’école et l’éducation artistique ». Les cahiers de PUBLICS & MUSÉES, n° 14 : Éducation artistique à l’école et au musée ; juillet-décembre 1998. Lyon : Presse Universitaire de Lyon, pp.15-35.
DAVALLON J. (1999). L’exposition à l’œuvre : stratégies de communication et médiation symbolique. Paris : l’Harmattan.
DE CERTEAU M. (1974) « La culture dans la société ». In de Certeau M. (1974) La culture au pluriel. Paris : Seuil, collection Points Essais n° 267, édition 1993, pp. 165-191
DIOT A. (1997). « La pratique artistique est un discours critique. La pratique artistique est une théorie. Mais ça n’a pas d’importance ». In BONNAFOUX P., DANÉTIS (dir.)(1997). Critiques et enseignement artistique : des discours aux pratiques. Paris : L’Harmattan. pp. 339-331
EIDELMAN J. (2000). « La réception de l’exposition d’art contemporain Hypothèses de collection ». Les publics de l’art contemporain. Journée d’études, Hôtel de Sully, 7 avril 2000. Ministère de la culture et de la communication, Délégation aux arts plastiques. Les cahiers de PUBLICS & MUSÉES, n° 16. Lyon : presse Universitaire de Lyon, pp.163-192.
GAUDIBERT P. (1989). « G.-H Rivière et le musée d’art ». In RIVIÈRE G.-H. (1989), p. 92.
JACOBI D., COPPEY O. (1995). « Musée et éducation : au-delà du consensus, la recherche du partenariat ». PUBLICS & MUSÉES n° 7 : musée et éducation. Lyon : presse Universitaire de Lyon, pp. 95-114.
MOULIN R. (1992). L’artiste, l’institution et le marché. Paris : Flammarion.
RECHT R. (2000). « Le musée et la médiation ». Médiation de l’art contemporain. Perspectives européennes pour l’enseignement et l’éducation artistiques. Paris : éditions du Jeu de Paume, pp. 28-36.
RIVIÈRE G.-H. (1989). La muséologie – Cours de muséologie / Textes et témoignages. Paris : Dunod.
ZAY D. (1994). La formation des enseignants au partenariat. Une réponse à la demande sociale ? Paris : PUF.
ZAY D. (1996). Enseignants et partenaires de l’école. Démarches et instruments pour travailler ensemble. Préface d’André de Peretti. Bruxelles : De Bœck. 1ère éd. 1994.
Texte publié dans MEDIATIONS par le Centre de Recherches d’Editions et de Diffusion pour l’Art Contemporain, 2003.