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vendredi 27 septembre 2019, par clf

L’objet-laboratoire
1996
maj février 2020

Un objet-laboratoire est une proposition plastique globale qui explore le contexte dans lequel une activitĂ© artistique est menĂ©e [1]. Tout ce qui est produit, de la conception Ă  la conservation de quelque chose, en passant par la communication et la production de textes rĂ©flexifs, s’agrège pour former un objet-document [2]







Si l’on garde en tĂŞte cette idĂ©e — selon laquelle « une boite de conserve caractĂ©rise mieux nos sociĂ©tĂ©s que le bijou le plus somptueux ou le timbre le plus rare » [3] — et si l’on cherche Ă  conduire des enquĂŞtes poĂŻĂ©tiques, l’importance particulière que pourrait prendre un Ă©lĂ©ment dĂ©pendrait, non pas de l’emploi de tel ou tel subjectile, mais de l’indication d’un point d’inflexion remarquable quant au dĂ©veloppement d’une problĂ©matique donnĂ©e. La notion de subjectile, si l’on veut la maintenir, doit s’Ă©largir pour ne plus concerner le support d’application d’un matĂ©riau, ou d’une action, mais le contexte de l’activitĂ© tout entier. Le subjectile est le contexte, et chaque problĂ©matique dĂ©finit, au cas par cas, ses modes d’action, ses matĂ©riaux, ses classes et sous-classes de rĂ©partition documentaire.

Cette plastique gĂ©nĂ©ralisĂ©e, qui se positionne sur une pratique ouvertement documentaire, dĂ©-hiĂ©rarchise les artefacts entre eux. Chaque ensemble constituĂ© (des objets-documents) aurait deux fonctions artistiques : l’une qui proposerait, comme « Ĺ“uvre », un objet plastique (s’il existe) et une collection d’indices indexant les diverses activitĂ©s conduites au cours du dĂ©roulement du projet ; l’autre qui assurerait, en l’absence de l’auteur, la possibilitĂ© de reconstituer, Ă  terme, et le plus exactement possible, l’Ă©vĂ©nement sans modifier ses conditions d’installation inaugurales.

Une telle approche, partiellement effective aujourd’hui si l’on pense aux pratiques in situ et aux performances, engage la rĂ©flexion dans plusieurs directions : il n’est pas nĂ©cessaire de stocker un fonds matĂ©riel important, puisqu’il suffit de disposer d’indications correctement Ă©laborĂ©es pour assurer une reconstitution correcte de l’Ă©vĂ©nement ; la reconduction d’Ă©vĂ©nements gĂ©nère une classe d’interprètes particuliers, jusqu’ici regroupant les mĂ©diateurs institutionnels ; la valeur artistique se dĂ©placerait, du coup, vers l’actualisation (l’interprĂ©tation), qui serait faite (diverses actualisations seraient proposĂ©es Ă  l’amateur, qui apprĂ©cierait laquelle serait correcte, ou meilleure) ; une interprĂ©tation suppose l’emploi d’une notation que l’on imagine diffusable au mĂŞme titre qu’une partition musicale.

Nous proposons une approche qui reprend Ă  son compte cette synergie repĂ©rĂ©e entre le monde musĂ©al et le monde artistique. L’approche ethnographique en serait le moteur. Il s’agirait de contextualiser l’action artistique, par le biais d’enquĂŞtes poĂŻĂ©tiques en vue de produire une documentation heuristique. Compte tenu de l’ancrage dans la pratique, divers champs disciplinaires sont sollicitĂ©s. Une interdisciplinaritĂ© qui nous conduit Ă  envisager chaque proposition tel un fait plastique global. L’action commence dès l’Ă©mergence de l’idĂ©e, se poursuit lors de sa rĂ©alisation et se prolonge au-delĂ . Les espaces de conception, de rĂ©alisation, de prĂ©sentation et de conservation sont explorĂ©s tour Ă  tour dans une Ă©troite interdĂ©pendance. Ă€ ce titre, l’objet plastique, se constitue en objet-document, et se forme Ă  partir d’un objet-laboratoire. Ce qui engage, au-delĂ  d’une pratique de l’archivage d’une documentation, la nĂ©cessitĂ© de concevoir une typologie documentaire, ainsi qu’une notation plastique.

La notion d’objet-document, dĂ©finie par Georges-Henri Rivière [4], indiquait un changement de statut de l’objet musĂ©al : il ne serait plus question de choisir un objet en dehors de ce qu’engage un plan global de recherche ; la dĂ©finition plurivoque de l’objet entraĂ®ne une polyvalence de la documentation ; la tâche principale du musĂ©e est de rassembler autour des objets d’importants dossiers documentaires. Cela entraĂ®ne une contextualisation de l’objet, c’est-Ă -dire son inscription dans un environnement, et un changement d’attitude Ă  son Ă©gard : "cette organisation rationnelle fait du musĂ©e un laboratoire, oĂą les Ă©lĂ©ments de collection deviennent de vĂ©ritables objets scientifiques, et non plus seulement des objets de dĂ©lectation et de curiositĂ©" [5].

Une proposition artistique, lors de sa mise au point, n’a pas pour vocation première d’ĂŞtre tout de suite extraite de son environnement, pour ĂŞtre transformĂ©e en un objet-document, support de questionnements scientifiques et de savoirs. Elle prĂ©tend Ă  l’action dans cet environnement. Une action que l’on peut orienter vers une observation des conditions dans lesquelles se dĂ©ploie la proposition, sans pour autant vouloir supprimer la dĂ©lectation, ou la curiositĂ©. Du coup, et si le dispositif en prĂ©voit la forme, la proposition artistique introduit une dimension expĂ©rimentale, et se prĂ©sente telle un objet-laboratoire ; pour devenir, Ă  terme, un objet-document.

Les notions de protocole et de dispositif sont convoquĂ©es pour rendre compte de cette approche et nĂ©cessitent d’ĂŞtre prĂ©cisĂ©es : un objet-laboratoire est une proposition plastique globale conçue sous la forme d’un dispositif qui articule des protocoles.

  • Un protocole est un recueil de règles, gĂ©nĂ©ralement dĂ©fini au prĂ©alable, que l’on observe au cours d’une action. Un protocole qualifie l’un des trois registres d’activitĂ© qui structure la rĂ©alisation d’une Ĺ“uvre : fabriquer, prĂ©senter et/ou conserver quelque chose. Si chaque contexte conduit Ă  la mise au point de protocoles particuliers, certains sont disponibles, dĂ©finis antĂ©rieurement, Ă  tout moment, pour rendre compte d’un intĂ©rĂŞt et le mettre en Ĺ“uvre. Chaque protocole forme un module et la liste de ces modules s’enrichit, sans cesse, des nouvelles mises au point pour former un rĂ©pertoire d’actions.
  • Un dispositif est une manière de disposer les protocoles dans un ensemble construit, organisĂ©. Dans ce sens, nous pourrions penser Ă  une "machine" dans laquelle seraient agencĂ©s divers organes. La mĂ©taphore employĂ©e, qui reste discutable avec sa vision mĂ©caniciste, induit les idĂ©es d’articulation interne, de mouvement et de production. Mais le terme dispositif comporte Ă©galement une connotation stratĂ©gique, selon l’idĂ©e d’une disposition des moyens conformĂ©ment Ă  quelque plan (artistique mais Ă©galement en termes de positionnement dans un champ oĂą se positionnent les acteurs [6]). Il introduit, enfin, l’idĂ©e d’une modulation irrĂ©versible selon les circonstances rencontrĂ©es [7].

Puisqu’une action artistique est supposĂ©e combiner trois registres (fabriquer, prĂ©senter, conserver quelque chose), chacun d’eux sera dĂ©fini par un protocole. Leur agencement implique, donc, des mĂ©tarègles. D’une manière gĂ©nĂ©rale, une intention première est d’abord "ruminĂ©e". Un scanning inconscient "sĂ©rialise" l’Ă©ventail des possibles et combinent diverses configurations. Lorsque l’une d’elles semble opĂ©rante, un travail de construction s’enclenche qui affine le dispositif. On comprend que celui-ci rĂ©sulte de l’intention initiale, gĂ©nĂ©ralement dĂ©placĂ©e, et d’une fĂ©dĂ©ration, autour d’elle, de trois protocoles emboĂ®tĂ©s. Un protocole est rarement repris tel quel, il s’inscrit dans une dynamique qui le modèle selon ses intĂ©rĂŞts [8].







DiffĂ©rents degrĂ©s de formalisation sont envisageables :

  • Un dispositif est dit formel si les règles qui le composent sont dĂ©finies a priori et dans le cadre d’un système de règles fixes. Dans cet esprit, nous avons dĂ©fini antĂ©rieurement quelques protocoles de fabrication, et supposĂ© qu’une telle approche Ă©tait envisageable pour les deux autres registres. Si l’on tentait de dĂ©finir un tel dispositif, son Ă©nonciation pourrait prendre la forme d’une formule codĂ©e (et d’ailleurs codable numĂ©riquement). Elle contiendrait, virtuellement, la totalitĂ© des Ă©noncĂ©s possibles. [9]
  • Un dispositif de variation propose un ensemble de règles de base, sans disposer de cette règle particulière prĂ©sente dans les systèmes formels, dont la fonction, pour rĂ©pondre Ă  une exigence de formalitĂ©, est de vĂ©rifier la conformitĂ© des solutions produites. Celles-ci sont proches l’une de l’autre, si on les observe selon leur ordre d’apparition. Mais des divergences profondes peuvent apparaĂ®tre si, par contre, on met en prĂ©sence deux Ă©tapes Ă©loignĂ©es d’une mĂŞme sĂ©rie. De dĂ©placement en dĂ©placement, aussi minimes soient-ils, leur accumulation conduit Ă  une reconsidĂ©ration complète des points de dĂ©part. [10]
  • Un dispositif dĂ©rivant incorpore intentionnellement les dĂ©placements et les Ă©carts. Un moteur plastique, au besoin formel, l’anime, mais tout ce qu’il a suggĂ©rĂ© s’ajoute Ă  ce que ses règles produisent. [11]

Aussi, selon le dispositif mis en Ĺ“uvre, l’objet-laboratoire permet de constituer une Ĺ“uvre sous la forme d’un objet-document plus oĂą moins ouvert et donc plus ou moins apte Ă  saisir les « jets d’imaginance » qui rĂ©sultent de l’activitĂ© crĂ©atrice. Si l’on cherche Ă  conduire des enquĂŞtes poĂŻĂ©tiques, on voit bien que la mise en Ĺ“uvre d’un dispositif dĂ©rivant permet de suivre le mouvement de la pensĂ©e en action sans la contraindre arbitrairement.







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L’objet-laboratoire




Notes

[1] Un exemple d’objet-laboratoire : « MĂ©moires d’une exposition ». Voir : http://pdiclf.free.fr/edition/spip....

[2] Ce texte actualise un travail de recherche doctorale. Voir Ă  ce sujet : http://pdiclf.free.fr/edition/spip....

[3] Une phase attribuĂ©e Ă  M. Mauss, citĂ©e par J. Jamin. « Le musĂ©e d’ethnographie en 1930 : l’ethnologie comme science et comme politique ». In Rivière G-H., La MusĂ©ologie – Cours de musĂ©ologie /textes et tĂ©moignages, Paris, Dunod, 1989, p. 118.

[4] Rivière G.-H. La Muséologie – Cours de muséologie /textes et témoignages, opus cité, p. 170, 173, 182

[5] Idem, p.173

[6] Pierre Bourdieu revient à maintes reprises sur cet aspect dans son cours au Collège de France. Bourdieu P. Manet, une révolution symbolique. Raisons d’agir/Seuil, 2013.

[7] L’irrĂ©versibilitĂ©, ainsi que la conflictualitĂ©, sont deux notions qui viendraient complĂ©ter celles de complexitĂ© et d’organisation. Le Moigne J.-L. « SystĂ©mique et Ă©pistĂ©mologie, rapport de recherche », GRASCE, sept 1979.

[8] Sauf bien sĂ»r s’il d’un projet explicite. Le catalogue « FAST /2-G docA4.part » explore cette situation, chaque registre est dĂ©fini par un protocole prĂ©cis d’actions Ă  mener. L’amateur choisit une combinaison Ă  son idĂ©e, ou propose ses propres modalitĂ©s. Voir : http://pdiclf.free.fr/edition/spip....

[9] Voir par exemple le dispositif « /2-G » : http://pdiclf.free.fr/edition/spip.... ou encore « IMDV – CLFJFL » : http://pdiclf.free.fr/edition/spip....

[10] Voir par exemple « trois pas plus » : http://pdiclf.free.fr/edition/spip....

[11] Voir par exemple « Petits monochromes dĂ©lictueux » : http://pdiclf.free.fr/edition/spip....

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