Billet de blog publié le 29 mars 2020 sur Mediapart
La presse est instrumentalisée par le spectaculaire de l’art contemporain néo-libéral, qui fait de l’audience avec une banane et un ruban adhésif. Un poncif pour les artistes en recherche. Le numérique a déjà ré-inventé le local et la question environnementale est déjà constitutive de la pensée des artistes et de leurs collectifs qui œuvrent sur le terrain. Bien loin de l’entre-soi institutionnel.
Sans nier l’importance des échanges trans-nationaux, l’existence d’un art international - associé au soutien de l’État français, au soutien des grandes entreprises, porté par un réseau national de lieux qui captent les financements publics - indexe une posture qui a fait de l’intérêt commun le cadet de ses soucis et généré un ensemble de fonctionnements économiques et symboliques ou l’entre-soi reste la règle : faire de l’argent en est le moteur, être repéré pour en être : l’obsession, et l’usage des genres convenus : le vecteur. Reprises à l’infini du ready-made, du monochrome, de l’art conceptuel, du happening, de l’installation... des modalités artistiques datées du début XXe siècle dont on mesure l’intérêt historique mais qui, transformées en genre, sont devenues d’un ennui proprement viscéral.
Les enjeux sont ailleurs, la révolution numérique a bouleversé la manière avec laquelle nous construisons notre rapport au monde, comme l’imprimerie ou la photographie en leur temps. La révolution environnementale en cours portée par les jeunes générations taraude les valeurs néo-libérales des cadres dirigeants dont les représentations se sont construites sur le modèle du développement économique, de la rentabilité, de la réussite individuelle. Tout cela alors que le collectif humain a besoin de disposer d’outils communs pour se maintenir cohérent et créatif lorsque des difficultés communes apparaissent.
Exposer un travail au sujet de l’environnement au Palais de Tokyo ou à la biennale de Venise, sont des non-sens dès lors que l’on sort de la logique du premier de cordée (voir par exemple ce qu’en dit Ludovic Lamant 1) : en quoi le public des élèves de Seine Saint-Denis peut-il en bénéficier ? Le lieu dispose-t-il matériellement des capacités d’accueillir le public de l’IDF ? Non. Sa logique n’est pas là. C’est une vitrine qui se veut internationale dans une perspective d’échanges symboliques et économiques néo-libérale portée part l’État français.
Pourquoi le budget de fonctionnement du Palais de Tokyo, et de tous les lieux-vitrines nationaux, régionaux et départementaux - qui captent massivement les financements disponibles - ne pourraient-ils pas être redistribués afin de faire vivre et développer des centres de ressources locaux dans une perspective de soutien aux artistes-auteurs et autrices, aux collectifs artistiques qui agissent localement auprès des usagers, aux pratiques de médiation, à la défense de la commande publique (1%), aux organisations professionnelles qui soutiennent les auteurs et structurent le secteur, aux écoles d’art et aux départements de l’université et à la recherche en art ?
Un réseau national existe déjà qui fonctionne depuis 2001 sur le modèle de ce développement local et durable, c’est la Fédération des réseaux et associations des artistes auteurs plasticiens (FRAAP 2). Premier diffuseur de l’art contemporain en France, la FRAAP regroupe les collectifs qui œuvrent au plus près du terrain et des usagers, de leurs besoins, qu’elles/ils soient autrices et auteurs, qu’elles/ils soient amatrices et amateurs d’art actuel, en temps qu’individus, établissements scolaires, personnes retraitées, entreprises ou encore municipalités rurales.
La FRAAP a instauré depuis 2005 une charte de déontologie 3 qui définit la nature des rapports à établir entre les acteurs concernés afin de garantir une approche respectueuse des échanges professionnels et relationnels entre les artistes-auteurs, les institutions et les usagers. C’est ainsi que le principe du respect du Code de la propriété intellectuelle (CPE) est appliqué 4, ou encore la nécessaire présence des artistes-auteurs dans les processus de décision 5 ou bien la nécessité de développer des ressources professionnelles pour les artistes et des actions de familiarisation adaptées à ses publics.
Le collectif d’artistes dont je fais partie 6 est organisé autour de ces principes : sortir de l’entre-soi de l’art contemporain néo-libéral pour chercher à offrir aux artistes des conditions de travail dignes et au public local des débats artistiques élargis, ce qui veut dire constituer un collectif local ouvert, avec les ressources artistiques locales en appui, qui comprennent aussi bien des approches paysagistes, conceptuelles, numériques, photographiques, installatrices ou encore vidéastes. L’important pour notre collectif étant de faire vivre la vie de la cité et la vie des territoires emboités, à partir de problématiques artistiques et des débats en prise avec le monde réel 7, en s’appuyant sur les institutions locales, et non pas de miser sur le marché de l’art.
Christophe Le François, membre des collectifs GRAP’s, CAAP ; collectifs fédérés à la FRAAP.
1- Ludovic Lamant, Biennales, fin de partie ? https://www.mediapart.fr/journal/ec...
2- https://fraap.org/ ; voir également avec ce lien une présentation rapide de la fraap, son historique et ses actions engagées depuis 2001 : https://www.youtube.com/watch?v=VR6-lPHnuOw
3- Charte de déontologie de la Fraap : https://fraap.org/article245.html
4- Pour la première fois l’État a pris position à ce sujet courant 2019 : https://www.culture.gouv.fr/Sites-t... - Le CAAP, Comité pluridisciplinaire des artistes-auteurs et artistes-autrices, tire la sonnette d’alarme sur le sujet depuis 2004 : http://www.caap.asso.fr/spip.php?ar...
5- On se rappellera que l’instauration des centres d’art par Jack Lang dans les années 1980 s’est appuyé sur des collectifs actifs, où les artistes en question ont été progressivement remplacés par des administratifs, au demeurant tout-à-fait respectables, mais avec un fonctionnement où aucune ligne budgétaire n’était prévue pour rémunérer les artistes-auteurs et les artistes-autrices, cela dans un profond déni du CPE, une profonde méconnaissance du champ des arts visuels, où plus bêtement la reconduction datée d’une conception économique digne du XIXe (cela vaut pour les FRAC et les musées). Un système qui développe une économie autour des artistes où les seules personnes qui travaillent gratuitement sont les artistes, d’où résulte le chiffre désastreux de plus de 50% d’artistes-auteurs et d’artistes-autrices vivant au-dessous du seuil de pauvreté.
6- Groupe de recherche des artistes-auteurs et des artistes-autrices, www.graps.fr
7- Le monde réel de l’art, c’est-à-dire une confrontation entre des approches concurrentes, et non un entre-soi pré-sélectionné dans le but d’obtenir un label institutionnel ; le monde réel de nos territoires, c’est-à-dire des personnes curieuses de ce qui se passe sans disposer nécessairement des codes de lecture des pratiques actuelles, d’où l’invention nécessaire de pratiques de médiation adaptées ; le monde réel des artistes-auteurs et des artistes-autrices, infantilisés et exploités par les institutions.